Séparer le bon grain de l'ivraie

 J ésus nous l'a dit, et en cela il ne faisait que reprendre un précepte de ses anciens: il faut séparer le bon grain de l'ivraie. Mais, qu'est-ce que l'ivraie ? Nous allons tout en savoir grâce à la page http://www.yfolire.net/sais/definition.php?code=ivraie:

IVRAIE
HERBE annuelle ou vivace, l'ivraie est un genre de graminée qui pousse dans les régions tempérées. Ses tiges se terminent par un épi. L'ivraie tire son nom du latin populaire ebriaca - "celle qui est ivre" - en raison de ses propriétés enivrantes. Il existe 2 grandes espèces d'ivraie. L'ivraie proprement dite envahit les champs de céréales; ses GRAINES, enfouies dans le SOL, peuvent germer durant très longtemps, d'où la difficulté de se débarrasser de ce PARASITE. La fausse ivraie ou ray grass, plus utile, donne du fourrage et de belles pelouses de gazon.

Hmmm… On voit le problème: rien ne ressemble au bon grain comme l'ivraie. Il faut donc une méthode sûre, pour faire la chose. Même page, on a la recette:

L'Évangile nous rapporte la parabole du bon grain et de l'ivraie. Un JOUR, Jésus-Christ expliqua à ses disciples que le royaume des Cieux était comme un champ dont le propriétaire avait semé du froment : un homme méchant jeta par-dessus de l'ivraie et, au PRINTEMPS, lorsque les pousses sortirent de terre, on s'aperçut que l'ivraie était mélangée au froment. Les serviteurs proposèrent aussitôt de l'arracher, mais le maître leur ordonna d'attendre la moisson, de peur qu'ils n'enlèvent aussi quelques brins de froment. Cette image de l'ivraie a été souvent reprise depuis. Ainsi, Voltaire affirmait à la fin de sa VIE qu'il "n'avait recueilli que de l'ivraie", c'est-à-dire rien de bon…

En bas de cette page, on lit ce slogan: «Cette définition vous est offerte par Y fo lire !» Ma foi c'est vrai, il faut lire, et bien lire.

Il faut lire, car lire relie: si vous vivez dans une société où les gens lisent et que vous ne lisez pas, tout un pan de ce qui relie les gens ne vous sera pas perceptible, dès lors vous ne comprendrez pas votre société, ce qui vous inquiétera; il vous semblera que des choses mystérieuses se passent, qu'on vous cache des choses. Ce qui est faux: dans la société, il n'y a jamais rien de mystérieux, tout est clair, tout est montré. Mais il faut le regarder pour le voir. Personne ne cache rien aux personnes qui ne lisent pas, elles se cachent les choses à elles-mêmes en refusant de, ou en ne parvenant pas à, lire. Lire ne suffit pas, il faut bien lire, ce qui signifie: lire «dans le bon sens».

Le bon sens n'est pas prédéfini, il est celui qui convient à chacun: si pour vous c'est de gauche à droite, il faut lire de gauche à droite, si c'est de haut en bas ou du centre vers la périphérie, de même. Un texte n'a pas de sens en soi, il n'a que celui que les lecteurs lui donnent; cela dit, donc, de manière effective: pour reconstituer le sens original d'un écrit, on doit en le lire dans le sens qui nous est propre, mais le lire en totalité; alors seulement on essaiera de restituer un sens qui soit le plus proche possible de celui que l'auteur voulait lui donner. Je me rappelle avoir vu dans un bus néerlandais une fillette qui lisait «à l'envers»: une mère française l'aurait probablement «corrigée» pour la faire lire «dans le bon sens»; la mère néerlandaise s'est contentée de vérifier que sa fille lisait dans le sens souhaité par l'auteur, ici: de bas en haut et de droite à gauche.

Lire, mais bien lire. Une fois ces étapes réalisées, vient proprement celle de la lecture, consistant à fabriquer son propre discours, reformuler la pensée de l'auteur telle qu'on croit la comprendre; si ça donne quelque chose d'insensé, ça signifie qu'on a mal réalisé cette étape, il faut le refaire et le refaire jusqu'à ce que la lecture du texte devienne sensée, qu'il soit intelligible. Prenez par exemple les deux citations ci-dessus: elles forment un bloc, la première étant l'expression d'un fait, la seconde étant le commentaire de cette description partielle de la réalité; pour bien comprendre la première il faut l'éclairer de la glose qui suit, mais on se retrouve avec ce problème qu'il faut aussi bien comprendre la glose elle-même et surtout, comprendre que ce n'est qu'une glose, qu'elle ne réfère à nulle autre réalité que le texte même. Si on se met à croire que «ça parle de la réalité», on fait une erreur d'interprétation, et ça restera à jamais incompréhensible.


Reprise le 31/10/2005

J'avais commencé cette page il y a quelques temps déjà (courant avril 2005) et comme pour bien de mes pages, je l'ai abandonnée pour discuter d'autres questions. Puis, il y a peu, j'ai reçu un message la concernant, message que voici:

De: [correspondant1]
À: Olivier Hammam
vendredi 28 octobre 2005 16:26

bonjour,
je suis tombé par hasard sur votre page :

je ne suis pas tout à fait d'accord avec ce que vous écrivez: il semble bien que la parabole ait un sens "en soi" donné par Dieu pour ceux qui ont la foi… il semble aussi,tout autant, qu'elle a subit un véritable détournement de sens pour se fondre dans le sens commun en signifiant que "la séparation est possible et même souhaitable" alors que la parabole exprime le contraire,

il est vrai qu'un texte est toujours interprété par celui qui le lit mais n'oublions pas qu'à l'origine, il a un sens !

bien à vous,
[signature]

Les remarques de mes correspondants sont toujours une richesse, même si (ce n'est pas le cas en la circonstance) elles me paraissent infondées et incohérentes. Je répondis assez vite à ces remarques:

De: Olivier Hammam
À: [correspondant1]
vendredi 28 octobre 2005 17:12

Bonjour,
      Et merci pour votre message.
      Pour mémoire, j'écris ceci dans la page (très incomplète et parcellaire) en question:     «Un texte n'a pas de sens en soi, il n'a que celui que les lecteurs lui donnent; cela dit, donc, de manière effective: pour reconstituer le sens original d'un écrit, on doit en le lire dans le sens qui nous est propre, mais le lire en totalité; alors seulement on essaiera de restituer un sens qui soit le plus proche possible de celui que l'auteur voulait lui donner».       Ce qui donc va dans le même sens que votre propos: un texte a «un sens "en soi"», mais ce sens n'est pas constitué «en soi» par les mots qui le forment; cela d'autant moins, ici, que la parabole dite du bon grain et de l'ivraie s'appuie sur les termes employés dans la version latine du texte concerné, et se réfère à un autre contexte culturel que celui original, le Moyen-Orient de tradition hébraïque et de langue araméenne. Là-dessus, l'Europe catholique s'appuie sur cette tradition de lecture latine, donc il faut prendre le texte comme il est.
      En relisant le passage cité, et en le lisant «dans le bon sens», vous verrez en outre qu'il exprime la même chose que ce que vous me dites en conclusion, «n'oublions pas qu'à l'origine, il a un sens !», cela presque mot à mot, puisque j'y écris, «alors seulement on essaiera de restituer un sens qui soit le plus proche possible de celui que l'auteur voulait lui donner». Pour moi, faire sa propre lecture ne signifie pas, lire "selon son opinion", ou quelque chose comme ça, mais tout au contraire, faire ce travail qu'effectuent par exemple les lecteurs juifs de la Torah, se défaire des préconceptions pour aller au plus près du sens "en soi". Que celui-ci soit donné par un quelconque dieu ou par celui qui a émis les paroles ou écrit le texte en question.

En toute amitié.
Olivier Hammam.

----- Original Message -----
[suivait le message initial]

En retour j'eus cette réponse:

De: [correspondant1]
À: Olivier Hammam
vendredi 28 octobre 2005 22:55

bonsoir,
d'accord, finalement ma lecture - trop rapide - de votre texte témoigne parfaitement du fait qu'il y a un sens… mais qu'il n'est pas réceptionné tel quel !

ceci dit, concernant la parabole - je ne suis pas particulièrement compétent dans la lecture des textes bibliques - ce qui me semble intéressant, ce qui m'interpelle, c'est le détournement de sens dont elle a fait l'objet ; le "sens commun" ne proclame-t-il pas qu'il faut savoir "séparer le bon grain de l'ivraie" ?

Je rapproche cela d'une certaine "pente" de l'esprit humain; cette recherche du simple là où règne la complexité; cette illusion, chez certain, que la "pureté" est possible…

Cela implique aussi, contrairement à ce qu'écrivent des gens comme Onfray, que le texte religieux ne suit pas, lui, nécessairement cette pente…

bien à vous,
[signature]

J'envoyai plus tard un autre message, non strictement une réponse, plutôt une longue (et lente: presque deux jours !) réflexion sur le sujet, sous le titre «Quel est le vrai sens ?», que voici:

De: Olivier Hammam
À: [correspondant1]
dimanche 30 octobre 2005 16:01

Bonjour,
      C'est à-peu-près (c'est exactement) ce que je comptais développer dans le texte qui vous a fait m'écrire, avant de discuter proprement de «bon grain» et d'«ivraie»: il ne faut pas s'arrêter à sa première lecture, d'autant si l'on est trop en accord ou en désaccord avec ce qu'on lit. Mais surtout, il ne faut pas s'arrêter à la lecture d'un tiers et y aller voir soi-même. De fait, bien des gens qui n'y ont pas été voir s'arrêtent à la sentence courante concernant cette parabole, selon laquelle «il faut séparer le bon grain de l'ivraie», ce qui vient largement en contradiction avec ce qu'elle en dit. Dans cette page je cite un commentaire sur elle qui malgré un exposé d'apparence neutre l'interprète, sur «le royaume des cieux» et sur «l'ivraie».
      Dans ce texte on lit ceci:     «Jésus-Christ expliqua à ses disciples que le royaume des Cieux était comme un champ dont le propriétaire (etc.)».       Or on lit dans le texte (trad. Segond):     «Le royaume des cieux est semblable à un homme qui a semé une bonne semence (etc.)».       Contre l'interprétation proposée, le «royaume des cieux» est clairement spécifié comme l'ensemble des éléments: le champ, mais auss le semeur ET le «méchant homme», le bon grain ET l'ivraie. Ce que confirme le fait que cette parabole s'inscrit dans toute une série d'autres dans l'Évangile de Matthieu (au chapitre 13, intitulé «Les paraboles du royaume») où le «royaume des cieux» est clairement montré comme le lieu qui accueille autant l'ivraie que le bon grain, le méchant homme que le bon semeur. La première est la plus parlante en ce sens, y compris par sa conclusion:     «Un semeur sortit pour semer. Comme il semait, une partie de la semence tomba le long du chemin: les oiseaux vinrent, et la mangèrent.
    Une autre partie tomba dans les endroits pierreux, où elle n'avait pas beaucoup de terre: elle leva aussitôt, parce qu'elle ne trouva pas un sol profond; mais, quand le soleil parut, elle fut brûlée et sécha, faute de racines.
    Une autre partie tomba parmi les épines: les épines montèrent, et l'étouffèrent.
    Une autre partie tomba dans la bonne terre: elle donna du fruit, un grain cent, un autre soixante, un autre trente.
    Que celui qui a des oreilles pour entendre entende».
(versets 13.4 à 13.9)
      Et que celui qui a des yeux pour lire lise. Autre point du texte cité, sa fin: «Ainsi, Voltaire affirmait à la fin de sa VIE qu'il "n'avait recueilli que de l'ivraie", c'est-à-dire rien de bon…» (les mots EN MAJUSCULE sont le fait du site cité…). Or, ce qu'on peut comprendre de la parabole me semble que si l'ivraie n'est pas «le bon grain» elle n'en est pas pour autant «le mauvais», elle est le grain que ne sème pas le «bon semeur», mais est cependant un grain… Qui, le jour venu, sera rendu à son propre semeur, bien sûr.
      L'erreur d'interprétation courante vient de ce que les mauvais exégètes confondent «le royaume des cieux» et «les cieux». Pourtant, le commentaire de la parabole, un peu plus loin (versets 13.36 à 13.43) est clair:     «Le champ, c'est le monde; la bonne semence, ce sont les fils du royaume; l'ivraie, ce sont les fils du malin; l'ennemi qui l'a semée, c'est le diable; la moisson, c'est la fin du monde; les moissonneurs, ce sont les anges». Etc.       Donc, «le royaume des cieux» est ce monde même, et tout ce qu'il contient. Le long commentaire du message de Jésus qu"est l'apocalypse (la "révélation") de Jean va dans ce sens: viendra un temps ou ce qui est à l'antéchrist ira à l'antéchrist, et ce qui est au christ ira au christ. Bien que n'étant pas de «ceux qui ont la foi», au sens de «croyant» (adepte d'une religion) je ne méconnais pas le bon sens de ces discours - disons: je ne suis pas ce genre d'athées qui jettent la raison avec l'eau de la bigoterie. Chacun sa façon de lire et de comprendre les paroles des textes recueillis dans la Torah, le Nouveau Testament, le Coran et autres livres de sagesse; la mienne est «sans foi», mais du moins je m'appuie sur ces textes quand il me semble que leur recherche de sagesse rejoint la mienne.

En toute amitié.
Olivier Hammam.

Là-dessus, une dernière réponse (pour l'heure) de mon correspondant:

De: [correspondant1]
À: Olivier Hammam
dimanche 30 octobre 2005 21:31

Bonjour,
Merci de me répondre aussi longuement et aussi précisément; d'autant plus que, comme je vous l'ai indiqué, je n'ai qu'une compétence réduite dans le domaine religieux; de plus, je suis comme vous: quoiqu'effrayé par ce que les hommes font de la religion, je crois, contrairement à Onfray, qu'il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. mais je suis agnostique quoique baptisé dans une religion du Livre…

Ceci dit, ce qui m'intéresse - c'est l'un de mes sujets d'étude à [un certain lieu] - c'est justement le pourquoi de l'interprétation; en fait, cela me sert de point de départ à une réflexion plus large, sur la relation entre compréhension, comme dit E. Morin et Ethique; sur la façon dont l'esprit humain fonctionne, semblant s'abandonner à ce que j'appelle «sa pente»: le goût pour les formules simples, tranchées, la recherche de réponses «claires et nettes» là où il n'existe que des propositions discutables, la recherche du simple quand c'est le complexe qui règne, l'incertitude, le paradoxe.

Et de ce point de vue, il est vrai que la parabole est intéressante en ce sens qu'elle fait finalement appel à une capacité d'ouverture. qui ne semble pas être le lot le plus commun de l'humanité. mais je ne porte pas de jugement à ce niveau, la pente existe en chacun de nous comme l'affirmait Arendt, au sujet de la tentation du conformisme et de la démission de l'esprit critique.

En fait, mon métier est la pédagogie c'est pourquoi je m'intéresse à l'éducation morale: Est-il possible de préparer l'esprit humain à la complexité, à l'incertitude et par là, d'élever la «qualité éthique» des raisonnements ? un esprit apte à accepter une réalité complexe, c'est à dire où règne l'incertitude, l'aléatoire, le paradoxal est-il plus élevé éthiquement parlant ? son ouverture aux autres est-elle plus grande ? le développement d'une «capacité critique» peut-il amener la conscience à sortir de l'enlisement de la réalité empirique pour prendre du recul et suspendre les jugements hâtifs et moralisateurs ?

«travailler à bien penser: voilà le principe de la morale» écrit Pascal dans ses Pensées; mais cette conjonction de l'éthique et de la compréhension qu'appelle E. Morin trace-t-elle véritablement un chemin vers un bien plus grand ? ce travail d'intelligence peut-il inverser cette pente que l'esprit humain semble suivre inexorablement et qui le mène vers la tentation du simple, du certain, du «pur» ?

donc, vous voyez que mon problème n'est pas celui de l'interprétation de la parabole, mais plutôt celui des «conditions» de sa réception par l'esprit humain

bien à vous,
[signature]

Voilà l'état de la question à cette heure. J'espère que mon correspondant ne me fera pas reproche d'utiliser sa prose pour étayer mon discours, d'autant que je vais dans en faire la critique – au sens neutre du terme, «l'étude» dira-t-on, mais ça ne manquera pas d'apparaître parfois peu aimable.


Premier élément, notable car répété dans ses deux réponses, il affirme son peu de connaissance du texte biblique («je ne suis pas particulièrement compétent dans la lecture des textes bibliques», puis «comme je vous l'ai indiqué, je n'ai qu'une compétence réduite dans le domaine religieux»), ce qui paraît une mauvaise base pour discuter de la lecture à en faire et limite la portée de son discours sur une «certaine "pente" de l'esprit humain», décrite d'abord comme «cette recherche du simple là où règne la complexité; cette illusion, chez certain, que la "pureté" est possible…», puis comme «le goût pour les formules simples, tranchées, la recherche de réponses “claires et nettes” là où il n'existe que des propositions discutables, la recherche du simple quand c'est le complexe qui règne, l'incertitude, le paradoxe». Émettre une opinion assez tranchée sur cette parabole, «il semble […] qu'elle a subi un véritable détournement de sens pour se fondre dans le sens commun en signifiant que "la séparation est possible et même souhaitable" alors que la parabole exprime le contraire» me semble alors contradictoire. Pour dire les choses: comment affirmer qu'on connaît mal le texte et qu'on ne cherche pas le faire («mon problème n'est pas celui de l'interprétation de la parabole, mais plutôt celui des “conditions” de sa réception par l'esprit humain») et que l'interprétation commune est fausse ? Rappelons la parabole in extenso:

«Il leur proposa une autre parabole, et il dit: Le royaume des cieux est semblable à un homme qui a semé une bonne semence dans son champ.
Mais, pendant que les gens dormaient, son ennemi vint, sema de l'ivraie parmi le blé, et s'en alla.
Lorsque l'herbe eut poussé et donné du fruit, l'ivraie parut aussi.
Les serviteurs du maître de la maison vinrent lui dire: Seigneur, n'as-tu pas semé une bonne semence dans ton champ ? D'où vient donc qu'il y a de l'ivraie ?
Il leur répondit: C'est un ennemi qui a fait cela. Et les serviteurs lui dirent: Veux-tu que nous allions l'arracher ?
Non, dit-il, de peur qu'en arrachant l'ivraie, vous ne déraciniez en même temps le blé.
Laissez croître ensemble l'un et l'autre jusqu'à la moisson, et, à l'époque de la moisson, je dirai aux moissonneurs: Arrachez d'abord l'ivraie, et liez-la en gerbes pour la brûler, mais amassez le blé dans mon grenier».
(Matthieu, Versets 13.24 à 13.30, Edition Louis Segond, 1910)

Ma foi, si le moment est différé à la fin de l'histoire on sépare bien le «bon grain» et «l'ivraie» et même, on brûle celle-ci. Mais revenons à mon correspondant: il conclut donc son dernier message ainsi:

«“travailler à bien penser: voilà le principe de la morale” écrit Pascal dans ses Pensées; mais cette conjonction de l'éthique et de la compréhension qu'appelle E. Morin trace-t-elle véritablement un chemin vers un bien plus grand ? ce travail d'intelligence peut-il inverser cette pente que l'esprit humain semble suivre inexorablement et qui le mène vers la tentation du simple, du certain, du «pur» ?
donc, vous voyez que mon problème n'est pas celui de l'interprétation de la parabole, mais plutôt celui des «conditions» de sa réception par l'esprit humain».

Les choses sont étranges: quel meilleur moyen de se garder de «cette pente [de] l'esprit humain […] qui le mène vers la tentation du simple, du certain, du “pur”» que «ce travail d'intelligence» proposé par Edgar Morin ? S'il existe une voie pour «inverser cette pente que l'esprit humain [etc]», pour moi ce doit bien être celle-là. Là-dessus, et quoiqu'il en puisse paraître de mes textes à certains (j'y reviendrai ci-après), je ne suis pas du tout opposé à «la tentation du simple, du certain, du “pur”», sinon que je ne vois pas ça comme une tentation: aller au simple, avoir des certitudes, tendre à une certaine forme de pureté, ça ne me semble vraiment pas une chose à éviter. Mais peut-être me trompè-je ?


Reprise le 22/12/2005

En fait, la reprise concerne aussi le paragraphe précédent: je ne sais plus vraiment ce que je comptais ajouter après «Mais revenons à mon correspondant» et la citation qui suit, mais entretemps, j'ai eu droit à une nouvelle correspondance, que je vous donne ici. Voici le message initial:

De: [correspondant2]
À: Olivier Hammam
dimanche 18 décembre 2005 21:48

Bonsoir

En recherchant ce texte pour un ami qui a "perdu" la foi, je suis tombé sur votre site, et, ma foi, je l'ai lu.

Il me semble que vous et votre correspondant tourniez beaucoup autour du pot, alors que ce qui est intéressant dans ce texte, ce n'est pas de savoir s'il faut séparer le bon grain de l'ivrai - cela, le Christ nous le dit sans ambiguïté, aura lieu quand les temps seront venu. Alors, quel est l'intérêt du texte ? Mais de l'usage que nous en faisons AVANT que Dieu ne sépare le bon grain de l'ivrai ! C'est à dire maintenant : hic et nunc, disaient les anciens, "ici et maintenant." Les commentaires qui vont avec le texte me paraissent assez clairs. Nous sommes un épi, et il est impossible de juger si nous sommes un épi de froment ou d'ivrai. Nous le saurons lors du jugement, et si nous sommes du froment nous irons dans le royaume des cieux (le Royaume de Dieu), tandis que si nous sommes de l'ivrai nous irons avec le malin (en enfer). La question s'il faut faire le tri a peu d'importance pour nous - il aura lieu, que nous le voukions ou pas -, ce qu'il faut déterminer c'est à quelle catégorie nous appartenons, et, plus exactement, à décider de faire partie du froment puis à conformer nos actes à cette résolution, car une autre parabole dit que nous serons jugés à nos actes comme un arbre est jugé à ses fruits.

Pour aller un peu plus loin vous dites "Bien que n'étant pas de "ceux qui ont la foi" et "je suis agnostique quoique baptisé dans une religion du Livre". N'est-ce pas de cela précisément dont parle le texte ? De ceux qui ont reçu la foi catholique (la seule qui baptise) et qui l'ont... perdue ?

"Le semeur est sorti pour semer sa semence. Comme il semait, du grain est tombé au bord du chemin; on l'a piétiné et les oiseaux du ciel ont tout mangé. D'autre grain est tombé sur la pierre; il a poussé et séché, faute d'humidité. D'autre grain est tombé au milieu des épines; en poussant avec lui, les épines l'ont étouffé. D'autre grain est tombé dans la bonne terre; il a poussé et produit du fruit au centuple. " Celui qui garde la foi et met ses actes en conformité n'est-il pas celui dont le grain est tombé dans la bonne terre, celui qui "l'a perdue" n'est-il pas celui dont le grain a soit été étouffé par les épines, piétiné ou été mangé par les oiseaux ? Ses actes sont-ils en conformité avec la foi qui lui a été donnée au baptême ?

Voilà pour moi le sens de ce texte et la véritable question qui se pose à chacun de nous. Qui suis-je ? Fils de Dieu ou fils du malin ? car cette question entraîne la question ultime de l'existence, la seule qui comte en définitive : Qu'est-ce que je choisis ? D'aller vivre dans le Royaume de Dieu - ou celui du malin ? Question importante me semble t-il car si tout passe en ce bas monde, notre choix lui sefait pour l'éternité.

Bon Noël

[correspondant2]

Bien évidemment, je m'empressai de répondre:

De: Olivier Hammam
À: [correspondant2]
lundi 19 décembre 2005 20:00
Objet: Re: Bon grain mal grain...

Bonjour,
        Et merci pour votre message. Bon Noël a vous.
        Une première remarque: vous faites une erreur d'attribution car c'est mon correspondant qui se dit «agnostique quoique baptisé dans une religion du Livre»; pour mon compte je suis athée et impie, n'ayant pas été baptisé, ni n'ayant reçu ou donné l'objet transactionnel faisant d'une personne un fidèle. Je suis, en ce sens, «hors religion».
        Vous m'écrivez que «si nous sommes du froment nous irons dans le royaume des cieux (le Royaume de Dieu), tandis que si nous sommes de l'ivrai nous irons avec le malin (en enfer)». Or, pour mon compte j'écris ceci: «Contre l'interprétation proposée, le “royaume des cieux” est clairement spécifié comme l'ensemble des éléments: le champ, mais auss le semeur ET le “méchant homme”, le bon grain ET l'ivraie. Ce que confirme le fait que cette parabole s'inscrit dans toute une série [...] où le “royaume des cieux” est clairement montré comme le lieu qui accueille autant l'ivraie que le bon grain, le méchant homme que le bon semeur» (souligné par moi). Désolé de le dire, mais il semble que beaucoup d'exégètes croyants ont une fausse interprétation de leur propre religion: de la Genèse aux derniers Épitres, la Bible pose très clairement que ce monde est le monde du Seigneur, ce qui inclut l'enfer. Dit autrement, l'enfer fait partie du royaume des cieux, que vous paraphrasez justement, je crois, «le Royaume de Dieu». Mais, ce n'est pas le lieu où l'on reçoit la lumière divine. Donc, se trouver en enfer ne revient en rien à ne pas se trouver au royaume des cieux. Pour faire une comparaison triviale, si l'enfer de la société est la prison, alors l'enfer est au sein même du royaume. L'exégèse a cet intérêt que tous les points de vue y sont acceptables: ai-je raison de ne pas exclure l'enfer du «royaume des cieux»? Avez-vous raison de le faire? La glose de la parabole en question dans matth. 31.37-43 laisse la question ouverte, surtout en tenant compte des considérations qui suivent, dans matth. 44-50.
        Excusez-moi de le dire, mais mon correspondant et moi avons peut-être raison de «tourner beaucoup autour du pot»: je crois qu'en matière biblique, avoir des certitudes n'est pas de mise, et qu'il est bon de discuter chaque point problématique dans une approche ouverte. Vous avez une réponse simple et assurée quant au sens de la parabole pourtant, il semble que bien des théologiens ayant usé leurs yeux sur les Évangiles n'ont pas les mêmes certitudes, et pour beaucoup d'entre eux, pas de certitude du tout. Puis, il vous faut tenir compte de certaines réalités qui semblent vous échapper: votre analyse de cette parabole se fait à la lumière du fait qu'existe une entité dénommable “Dieu”, de l'idée qu'il y aura une “fin des temps” de l'ordre de celle décrite dans la révélation de Jean, qu'il existe quelque chose comme “la vie éternelle” et que ceux qui auront été baptisés, se seront conformés aux préceptes du christ et auront eu une foi solide et pour tout dire aveugle, atteindront à la vie éternelle au royaume de Dieu à la fin des temps. Désolé, je n'adhère à rien de tout ça. Conclusion: votre exégèse de la parabole en questrion ne me convainc en aucune manière. Pour faire une autre comparaison triviale, c'est tout l'écart qu'il peut y avoir entre un lecteur du Capital de Marx et Engels qui lisent cette œuvre comme un traité de sociologie et d'économie politique, et les tenants du léninisme qui le liraient comme un livre sacré: pour celui qui le lit «en tant que» sociologue, la partie théorie demeure mais il prend la partie analyse pour ce qu'elle est, une vue de la société par Engels et Marx à leur époque et dans leur contexte; pour le léniniste, cette analyse est vrai «pour les siècles des siècles». Je considère la Bible comme un ouvrage intéressant en tant que trace d'une certaine conception du monde à une certaine époque, j'admets et accepte une grande partie des préceptes moraux qu'on y peut lire, mais vraiment, la vie éternelle, Dieu, son royaume, la fin des temps, la révélation de Jean et tout le tremblement, non, ça non, je n'adhère pas...

En toute amitié.
Olivier Hammam.

On excusera, j'espère, les fautes de frappe et d'inattention. J'eus cette réponse à ma réponse:

De: [correspondant2]
À: Olivier Hammam
mardi 20 décembre 2005 20:27
Objet: Re: Alerte Spam: Re: Bon grain mal grain...

Bonsoir,
J'espère ne pas vous avoir offensé. Le fait est que je recherchais les références de ce texte de saint Marc, aussi ai-je cherché sur internet : quoi de plus rapide ? Le moteur de recherche m'a donné, entre autres, votre page, qui m'a intéressé. J'ai répondu à la va-vite (d'habitude je n'écris pas ainsi à des gens que je ne connais pas ; voilà un pas de franchi : n'est-ce pas là la magie d'internet ?) et je conçois que ma réponse ait pu vous paraître bâclée, et peut-être, pleine de suffisance. D'autant plus si, pour reprendre votre propres mots, vous êtes "athée et impie".
Je me souviens de m'être déclaré "athée" lorsque j'ai été incorporé dans l'armée, il y a 30 ans, lorsqu'un caporal notait nos religions pour remplir nos fiches signalitiques. Il m'avait regardé avec une moue et avait demandé si j'étais baptisé. Sentant le piège, j'avais répondu non. Je ne voulais pas être enregistré catholique contre mon consentement (en fait, j'étais baptisé, et ça m'a simplifié la tâche quand je suis retourné à l'église quelques années plus tard).
C'est donc la même question qui me vient à l'esprit : êtes vous baptisé ? Vous semblez connaître mieux la Bible que bien des chrétiens... Il y a une différence, me semble-t-il, entre ceux qui ont reçu le baptême et qui ne presévèrent pas dans la religion et ceux qui ont toujours été à l'extérieur...
Amitiés
[correspondant2]

À laquelle je fis cette seconde réponse:

De: Olivier Hammam
À: [correspondant2]
mardi 20 décembre 2005 23:09 Objet: Re: Alerte Spam: Re: Bon grain mal grain...

Bonjour,
        Ne vous en faites pas, pour que je me sente offensé il faut deux conditions: que cela vienne d'une personne que je connais, et que ça concerne une chose personnelle. Sinon, pour votre inquiétude, la réponse est au tout début du précédent message. Mais de toute manière, quelle importance pour une personne qui n'a pas la foi?
        Du point de vue du croyant, il est certes plus grave qu'une personne soit agnostique quand elle a été «dans la religion», mais du point de vue de l'incroyant ça n'a aucune importance. C'est comme si, par exemple, untel a été membre d'une certain parti politique et que, sa réflexion et ses convictions évoluant, il le quitte pour «passer dans l'autre camp»: pour ses anciens compagnons c'est un traître à ses convictions; pour lui-même, il est au contraire une personne morale qui s'est mise en accord avec ses convictions. Il y a un problème chez le croyant, le «fidèle», que ce soit en matière de religion ou en toute autre matière: il ne peut se persuader qu'une personne qui fut de sa conviction ait pu réellement en changer, puisqu'elle était «dans la vérité». Or, ça ne marche pas ainsi: avant son changement comme après, cette personne n'est pas plus «dans la vérité», elle est dans sa vérité à chaque instant, et cette vérité n'est jamais la même que celle d'un tiers. C'est ainsi. «Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père», comme dit l'autre...

En toute amitié.
Olivier Hammam.

Et il y eut enfin ce dernier message de mon correspondant:

De: [correspondant2]
À: Olivier Hammam
jeudi 22 décembre 2005 01:30 Objet: Vérité

Bonsoir,
"Qu'est-ce que la vérité?" a demandé Pilate au Christlors de son procès. Ce scepticisme prévaut à notre époque. Il n'y a pas de vérité universelle, ou chacun a sa vérité. Pour le chrétien, cependant, le Christ avait répondu par avance à Pilate :"Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie".
Vous avez raison, à vous lire je crains que nous ne soyons pas dans le même domaine : vous analysez la religion, la Bible avec une approche méthodique, scientifique, si je comprends bien. Je pars d'une expérience, de l'amour de Dieu que j'expérimente quotidiennement à travers la vie de tous les jours, la prière. Cela est incommunicable, malheureusement. Je ne peux qu'en témoigner...
Amitiés
[correspondant2]

Suite à cela, j'ai eu dans l'idée de répondre une nouvelle fois à ce correspondant, puis j'ai bien réfléchi à la chose et me suis dit, à quoi bon ?